Grâce et disgrâce du ballet anglais

LA DANSE

Le Soir 12 Jun 1958French

item doc

Contextual note
This essay was published in the section 'La danse', a recurring feature in Le Soir created by Marcel Lobet for more profound discussions.

Dans le domaine si mouvant et si varié de l’art chorégraphique, l’Exposition de Bruxelles aura, entre autres avantages, celui de nous amener à reconsidérer la géographie de la danse classique.

En effet, le ballet a ses frontières, ses capitales, ses zones arides, ses terrae ignotae, ses fleuves formés par la confluence de courants venus parfois de plateaux fort éloignés et de sources mystérieuses.

Pour marquer le cheminement de la danse académique à travers le monde occidental, on pourrait tracer une ligne Paris-Milan-Moscou et une autre qui irait de Vienne à New York en passant par Londres. Mais où situer le point d’appui ?

Faisons taire ici toute préférence sentimentale ou partisane, rien n’étant plus ridicule que le chauvinisme artistique à une époque où les meilleurs s’efforcent d’accorder leurs pensées et leurs sentiments au sein du concert européen ou mondial. Après avoir mûrement pesé la valeur respective des grandes compagnies qui entretiennent la tradition académique, force nous est de constater que l’Opéra de Paris, malgré son anarchie et ses défaillances, détient toujours les plus hauts titres à l’admiration universelle.

Style français et style anglais

A quoi tient ce prestige ? Au fait que l’Opéra forme des danseurs et des danseuses depuis bientôt trois siècles ? Au climat artistique et au goût raffiné qui sont le propre de la Ville lumière ? Au sens d’une élégance qui se révèle aussi bien dans les décors de théâtre que dans les costumes ? Au charme des interprètes qui allient naturellement la prestance à la musicalité ? Aucun de ces éléments n’est déterminant à lui seul, mais l’ensemble compose un amalgame irremplaçable.

On nous dira qu’à l’Opéra les évolutions du corps de ballet sont flottantes et qu’il y a beaucoup plus de rigueur et de précision au Royal Ballet britannique ou au Bolchoï. Il reste que les artistes français de la danse ont une grâce et une sensibilité qui paraîtront toujours préférables à l’austère discipline des compagnies plus attentives à la netteté mécanique de l’exécution.

Ces qualités françaises sont-elles universellement perceptibles ? C’est de moins en moins sûr. Quand le ballet de l’Opéra va à Londres ou à Moscou, on voit jouer, aujourd’hui, certain nationalisme jaloux qui constitue une tendance propre au XXe siècle. Il est d’ailleurs curieux de constater, par exemple, que l’Opéra de Paris, malgré la précellence de ses étoiles, n’éprouve pas le besoin de désigner une prima ballerina assoluta alors que les Anglais ont donné ce titre à Margot Fonteyn et les Russes à Galina Oulanova. L’émulation d’autrefois fait place, parfois, à une sorte de béate satisfaction nationale qui ne cadre nullement, redisons-le, avec l’esprit d’universalité qu’on voudrait voir prévaloir dans le ballet comme ailleurs.

A la lumière de ces remarques, nous voudrions examiner le cas du ballet national anglais qui a donné récemment une série de représentations à Bruxelles.

Le « Royal Ballet »

On nous a dit que les Anglais avaient été déçus par la froideur de l’accueil bruxellois. (Cependant une grande partie de la salle était remplie chaque fois par des visiteurs britanniques) Les danseurs auraient été surpris de ne rencontrer ici qu’un succès d’estime alors qu’ils sont accoutumés à des manifestations d’enthousiasme.

Il faut répondre à cela, tout d’abord, que les balletomanes de Bruxelles sont habitués à voir défiler les grandes compagnies internationales et qu’ils se rendent souvent à Paris. La capitale belge ne peut être assimilée à Liverpool ou à Manchester. Les organisateurs ont dû d’ailleurs retirer du programme l’Hommage à la reine qui consterna les choréphiles à la première. On comprend mal, en dehors du Commonwealth, que l’on ait gardé à ce ballet des « Quatre éléments » son titre de circonstance et sa finale apothéotique.

Les responsables des programmes font valoir que ce ballet du Couronnement a été redemandé par des spectateurs britanniques, et qu’il n’est pas plus médiocre que tel disque régulièrement réclamé à la radio par le fidèle auditeur… Réponse : C’est rarement le bon goût qui l’emporte dans ce genre de pétitions. Comme toutes les formes de l’expression artistique, le ballet est soumis à la loi de l’offre et de la demande. Cela peut valoir sur le plan national où il s’agit, chaque année, de boucler un budget. Mais dès qu’une compagnie va à l’étranger, elle doit se placer uniquement sur le plan de la valeur artistique et présenter des œuvres à la fois nouvelles, originales et portant le marque de la personnalité.

Originalité et personnalité

Quand le Bolchoï nous présente une œuvre aussi française que Giselle cela peut intéresser les spécialistes, mais il est bien certain qu’on préfère voir les danseurs soviétiques dans la Fontaine de Bakhtchissaraï ou Flamme de Paris d’Assafiev plutôt que dans des œuvres du répertoire international. Ces dernières provoquent souvent des comparaisons que ne prendraient tout leur sens que dans une véritable compétition. Or jusqu’ici, les festivals de la danse n’ont été que des entreprises de spectacles en série où l’on se montrait plus soucieux de la recette que de fécondes confrontations.

Mais revenons au Royal ballet et voyons ce qu’il nous a apporté : un ballet périmé (celui du Couronnement), des Scènes de ballet très attachantes mais qui datent de 1948. Echec et mat, qui fut créé pour l’Exposition de Paris 1937, l’Oiseau de feu de l’époque des Ballets Russes (1910) et enfin la version intégrale de la Belle au bois dormant (1890).

Sans être un fanatique de la nouveauté, on peut regretter que le programme britannique n’ait pas été mieux accordé à l’esprit de l’Exposition, à une esthétique rénovée à la sensibilité du demi-siècle. Il n’était même pas indispensable de créer un programme tout neuf pour cette visite en Belgique. Il eût peut-être suffi d’introduire dans le cycle de la tournée une œuvre telle que le Prince des pagodes de Benjamin Britten ou The Shadow. Peut-être aussi eût-on préféré voir Margot Fonteyn dans la ballerine de Pétrouchka, récemment « rajeuni » par le Royal Ballet.

L’idolâtrie de la « prima »

Certes on fut heureux d’applaudir la prima ballerina assoluta dans l’Adage de le Rose de Sleeping beauty ou dans le vol frémissant de l’Oiseau de feu. Toutefois, il y a lieu de réagir contre cette forme du culte de la personnalité qu’est l’idolâtrie de la vedette. Si les étoiles sont à la danse ce que les stars sont au cinéma avec tout le déploiement publicitaire que cela suppose, l’élite se dégage de plus en plus, aujourd’hui, du spectacle chorégraphique centré sur une étoile de première grandeur.

A ce point de vue, l’Opéra de Paris, la Compagnie du marquis de Cuevas et le « New York City Ballet », moins obsédés par les variations d’étoile et par la tête d’affiche, sont davantage dans l’esprit du véritable progrès artistique. (Ne dit-on pas que le Royal Ballet a perdu au cours des dernières années des personnalités de toute première valeur – une Moira Shearer, une Beryl Grey, pour ne citer que deux noms – à cause de la place trop envahissante occupée par Margot Fonteyn depuis près de vingt ans ?)

Entrons pour un instant dans le jeu du Royal Ballet et considérons que la conception traditionnelle de la « prima » se produisant dans une œuvre classique est aussi défendable pour le ballet que pour l’opéra. On se demandera alors si Gisellle ou, dans un autre registre, Coppélia ne mettent pas mieux en valeur le tempérament et la virtuosité d’une étoile.

Décor et costumes

D’autre part, ce qui a agacé certains spectateurs, c’est le côté puéril de la Belle ou bois dormant et cette complaisance apportée par Frédéric Ashton à grossir les effet mimiques de la Fée Carabosse. Or nous sommes là, ne l’oublions pas, dans le domaine du conte de fées, et le peuple qui se délecte d’Alice au pays des merveilles, trouve toujours à Perrault un « plaisir extrême ».

C’est, en somme, la querelle du classicisme qu’il faudrait rouvrir à propos du ballet, comme on l’a rallumée maintes fois concernant l’interprétation de Racine ou de Corneille sur les scènes françaises. Nous croyons, quant à nous, que Giselle, le Lac des cygnes, Coppélia et la Belle au bois dormant doivent être maintenus dans leur chorégraphie originelle, mais que le décor ne doit pas pour autant être poussiéreux. En substituant le décor de Carzou à celui de Benois pour Giselle, l’Opéra de Paris avait tracé une voie qui a été jugée aventureuse, mais jamais le Palais Garnier ou même la Monnaie n’eussent présenté un ballet dans un décor aussi délibérément vieillot que celui du Royal Ballet pour Sleeping beauty.

Ne reparlons pas des costumes. Il est entendu que le sens anglais de l’harmonie des couleurs ne correspond pas à la palette parisienne. Les réserves ne sont, cette fois, que de détail. Chapeauter des danseuses en tutu nous a paru absurde dans Scènes de ballet. Impression purement subjective, peut-être.

L’interprétation masculine

Nous avons dit en rendant compte de chaque spectacle, les mérites de la compagnie britannique dans son ensemble, la précision de la technique, la rigueur des évolutions (sauf dans Scènes de ballet). Nos restrictions portent sur l’interprétation masculine qui est, comme on dit en style notarial, généralement quelconque. Cela tient au fait que le recrutement de danseurs mâles a été longtemps négligé en Angleterre. Les « messieurs du ballet » sont insuffisamment préparés, et même les prestations de solistes manquent de brillant. Qu’on nous permette de le dire en tout objectivité : la Monnaie nous donne mieux dans ce domaine – comme dans celui du décor et des costumes…

Conclusion provisoire

En résumé si nous nous basons uniquement sur les programmes présentés à Bruxelles, le Royal Ballet donne l’impression d’un corps robuste, en pleine possession de ses pouvoirs qui n’est pas encore parvenu à joindre l’élégance à la vigueur. Ses effectifs permettent à l’ex-Sadler’s Wells de reprendre les grandes œuvres du répertoire classique dans leur intégralité mais ces reconstitutions manquent de cachet artistique. Trop fidèles à l’anecdote et à la pantomime du XIXe siècle (Ah ! ce geste du danseur autour du visage pour indiquer qu’il a entrevu une beauté !), elles négligent le style.

Ce qu’un Laurence Olivier et un Orson Welles ont fait pour les tragédies shakespeariennes, un chorégraphe anglais pourrait le réaliser pour les classiques du ballet. Nul n’oserait prétendre que la Belle au bois dormant, où triomphe un certain baroquisme, est un chef’doeuvre habilement restauré.

L’optique internationale

On pourrait encore, à propos du Royal Ballet, reconsidérer le rôle d’un ballet national. Celui-ci a, tout d’abord, pour mission d’offrir aux principales scènes d’un pays des représentations de qualité, de nature à parfaire l’éducation populaire et à élever le niveau artistique de la nation. A ce point de vue, le Royal Ballet atteint certainement son but. L’Angleterre est le pays où la danse classique est le plus en honneur, celui qui possède les publications chorégraphiques les plus soignées et les plus répandues.

Mais dès qu’un ballet national sort de ses frontières géographiques, il s’offre en cible aux feux croisés des comparaisons. Il entre, à son corps défendant bien souvent, en compétition avec des formations de la même force et il doit, dès lors, accepter d’être jugé selon des critères universels.

Quelles que soient la satisfaction ou la déception des danseurs anglais au lendemain de leur expérience bruxelloise, il doivent se féliciter d’être entrés en lice pour ouvrir avec honneur, sur le plateau du Heysel, un tournoi chorégraphique qui va se poursuivre par la venue du Bolchoi, de l’International Ballet of the marquis de Cuevas et de l’Opéra de Paris.