This essay was published in the section 'La danse', a recurring feature in Le Soir created by Marcel Lobet for more profound discussions.
The 'enquête internationale' which is referred to in this article, was published in French and English and is also covered by this anthology. See M. Lobet, 'An investigation into the Revival of Ballet Themes / Enquête sur le renouvellement des thèmes de ballet', Le Théâtre dans le Monde. Revue trimestrielle publiée par l’Institut International du Théâtre avec le concours de l’Unesco, 6 (1957), nr. 3, 168-210.
Dans quelle mesure le ballet peut-il épouser la forme du théâtre? Depuis que la danse est devenue spectacle, elle a emprunté ses thèmes à la tragédie, à la comédie, au drame, à la farce, à la foire, au music-hall. Longtemps la mythologie a fourni au ballet des arguments, des personnages, des prétextes à fantasmagorie, et aujourd’hui encore de jeunes chorégraphes n’hésitent pas à convier sur le plateau Prométhée, Psyché, Orphée, Perséphone, Médée, le roi Midas, Marsyas, Héracles, Hélène de Troie. Le Daphnis et Chloé de Fokine et l’Icare de Serge Lifar n’ont donc nullement fermé le cortège des dieux et des héros antiques.
Toutefois le ballet moderne a cherché ailleurs que dans la mythologie des sources de féerie. Nous avons parlé ici même du Martyre de saint Sébastien qui se situe à mi-chemin entre le merveilleux païen et le merveilleux chrétien, mais l’exemple ne peut être retenu, l’œuvre de d’Annunzio-Debussy relevant d’un genre hybride, équivoque.
A l’époque du satellite, il est normal que la technique scientifique propose aux choréauteurs des thèmes accordés à la sensibilité de notre « demi-siècle ». Le Haut Voltage de Maurice Béjart, que l’on a pu applaudir récemment à la Monnaie est un exemple de ballet construit sur une mythologie moderniste. La foudre de Jupiter y est apprivoisée encagée dans les derricks et les pylônes. La fée Electricité à pris la place de Vénus et le courant passant du pôle du Bien à celui du Mal se substitue à la Moira des Grecs ou au Fatum des Romains.
L’électricité a d’ailleurs influencé profondément la présentation scénique des ballets. Depuis l’époque où l’infortunée Emma Livry flamba comme une torche, dans sa robe de danseuse, pour avoir frôlé les feux de la rampe, l’art de la lumière a épousé l’art de la danse au point de créer une nouvelle esthétique du ballet. Déjà, au début du siècle, Loïe Fuller avait joué avec le feu, donnant l’essor à des papillons géants, éveillant des reflets coruscants sur des drapés métalliques profilant des silhouettes gigantesques sur l’écran aux ombres chinoises.
Depuis lors, décorateurs, costumiers, metteurs en scène, machinistes-électriciens ont appris toute la gamme des fluorescences et des phosphorescences, et ils en tirent des chromatismes et des arpèges aux effets surprenants. Un ballet récemment créé à Paris, L’Apprenti fakir, va nous permettre d’illustrer ces remarques sur l’art « luministe » dans le ballet.
L’Apprenti fakir
C’est au Théâtre de la Porte Saint-Martin que Jean Marais – auteur de l’argument, des décors et des costumes – a présenté ce ballet réalisé avec le concours de George Reich pour la chorégraphie, de Jeff Davis pour la musique et de Charles Aznavour pour les lyrics. (Rappelons que la Porte Saint-Martin poursuit une tradition théâtrale qui, au-delà du théâtre romantique rejoint les origines de l’Académie royale de musique et de l’Opéra de Paris.)
Jean Marais a raconté comment il avait eu l’idée de ce spectacle en remontant à ses souvenirs d’enfance. Il avait été fort impressionné, à l’âge de six ans, par un fakir forain qui se faisait fort de réaliser les vœux des spectateurs. Greffant sur cette évocation le thème de l’apprenti sorcier et faisant appel aux ressources de la chorégraphie moderne, du jazz et du music-hall, Jean Marais a conçu un spectacle qui s’apparente aux dernières réalisations de Roland Petit, séduit, lui aussi, on le sait, par le show à l’américaine.
Tandis qu’à l’orchestre triomphent cuivres et batterie, les rideaux de scène, les pétards et les fluorescences créent peu à peu la magie foraine. Sans doute ne sommes-nous pas loin du palais des mirages ou du cabinet fantastique du Musée Grevin – il suffit de suivre le boulevard… - car c’est un vrai jongleur aux chaussons ardents qui joue avec les boules de feu. Tout l’arsenal de l’illusionnisme se déploie devant nous, tandis que les artifices de la pyrotechnie sont mobilisés derrière les tentures noires.
La chorégraphie se fait tantôt orientale et reptilienne pour la danse de bayadère, tantôt résolument extrême-occidentale avec la samba et le rock and roll. La petite bourgeoise issue du public, à l’appel du bonimenteur, deviendra, selon son vœu, un oiseau des îles, l’oiseau soleil. Son vol sera simulé grâce à des porteurs quasi invisibles sous le maillot noir. Car les jeux de lumière aident aussi le metteur en scène à camoufler les insuffisances de danseurs et de danseuses qui n’ont ni le ballon ni la puissance d’envol d’un Nijinsky.
Où l’on reparte de Loïe Fuller
Nous retrouvons ici les papillons scintillants chers à Loïe Fuller à côté de maillots à écailles qui éveillent, dans la pénombre, des scintils et des lueurs éphémères. D’autre part, les personnages doivent être des virtuoses du frégolisme, c’est-à-dire de la transformation vestimentaire, pour obéir aux injonctions du fakir, George Reich passera quasi sans transition du complet veston à la nudité apollinienne.
Le ballet de Jean Marais a l’aimable décousu d’un divertissement aux intermèdes carnavalesques. Il est regrettable, cependant, qu’on y ait introduit des couplets à chanter par des danseurs dépourvus de voix. Les lyrics avaient été composés par Jean Marais lui-même qui les soumit à Charles Aznavour, lequel n’en retint que trois, se réservant d’en composer six autres de son cru. Tout cela n’ajoute rien au plaisir du spectateur. Les ballets Ho ne peuvent que se fourvoyer du côté de l’art vocal - qu’ils se contentent du « ho » qui est leur cri de guerre.
Et nous en venons à la question initiale, la technique de music-hall peut-elle enrichir le ballet moderne ? Nous le croyons volontiers, à condition que le metteur en scène ait un style, comme ce fut le cas pour le Fokine de Pétrouchka où les scènes burlesques de la « Semaine grasse » ne tombent jamais dans la vulgarité. Nous avons cité le ballet de Strawinsky – bien qu’il fût fort éloigné de cet Apprenti fakir – parce qu’il y a entre les deux œuvres quelques points de comparaisons.
Le style de George Reich, c’est celui de la revue à l’américaine, avec ses entrées… gratuites, ses transformations à vue, ses danses à claquettes. Mais il faut saluer l’originalité du tableau de la prison où les personnages dansent derrière les barreaux sous des éclairages alternatifs, la scène du manège d’où les animaux se détachent pour danser un grotesque pas de quatre, et surtout le « clou » du spectacle : les deux femmes sciées en deux dont les troncs dansent côté cour et les jambes côté jardin.
L’art chorégraphique, on le constate une fois de plus, a aussi son burlesque, sa mythologie électrique, sa fantasmagorie. Dans ce genre mineur George Reich a mieux réussie que Roland Petit avec les Belles Damnées et avec Valentine ou le vélo magique. Toutefois on ne peut dire que L’Apprenti fakir ouvre une voie nouvelle au ballet moderne.
Une enquête internationale
La revue Le Théâtre dans le monde, publiée par l’Institut international du théâtre avec le concours de l’ U.N.E.S.C.O., a consacré son dernier numéro à la danse. On y trouvera une enquête internationale sur le renouvellement des thèmes du ballet, enquête illustrée de nombreux clichés et menée par les centres nationaux de l’I.I.T. auprès d’une cinquantaine de personnalités du monde du ballet : danseurs, chorégraphes, compositeurs, décorateurs, metteurs en scène, etc.
Nous avons été appelé à commenter les réponses dans ladite revue. Qu’il nous soit permis de revenir ici sur certains points touchant l’objet de cette chronique consacrée à la présentation scénique du ballet moderne. Nous négligerons donc la partie de l’enquête relative au ballet abstrait, au ballet reposant sur des arguments « éternels » ou « actuels », aux recherches psychanalytiques ou érotiques, à la musique etc., pour ne retenir que les opinions concernant la mise en scène.
Il semble, tout d’abord, que le ballet à grand spectacle soit de plus en plus réservé aux compagnies officielles disposant des larges crédits nécessaires pour couvrir les frais des coûteuses mises en scène. L’ère des Ballets russes de Diaghilev fut une sorte d’âge d’or sans lendemain. Les pays de l’Est européen peuvent encore envisager ce que nous appelons les « grande machines » mais a l’Ouest, une scène d’ un renom mondial telle que celle de l’Opera de Paris, ne peut plus se permettre que de loin en loin un déploiement luxueux comme celui des Indes galantes. Sur les autres scènes, seules les danses de music-hall peuvent se dérouler dans un décor fastueux.
Les compagnies de moindre importance, vouées aux tournées internationales, ont intérêt à réduire leur mise en scène. Cette sobriété est d’ailleurs dans la ligne des chorégraphes qui, à l’instar d’un Maurice Béjart, veulent concentrer leurs efforts sur l’expression humaine. Dans la course au décor impressionnant, à sensation, le ballet sera toujours battu par le cinéma qui a vulgarisé la féerie. Par réaction, le ballet, art aristocratique malgré son succès populaire, sera véritablement lui-même dans un cadre dépouillé, linéaire – du moins selon l’optique occidentale.
C’est aux formations réduites qu’est dévolue la tâche de prospecter les voies nouvelles où peut s’engager le ballet. On l’a bien vu, la saison dernière, à Aix-les-Bains, à l’occasion du concours international pour jeunes chorégraphes. (Cette compétition expérimentale devrait être renouvelée à Bruxelles, cette année, à l’occasion de l’Exposition, mais il faudra sans doute ranger ce projet parmi les « occasions perdues ».)
Style et humanisme
Comme les autres arts, celui du ballet est à la recherche d’un style nouveau et il peut le trouver dans la collaboration avec les différentes disciplines esthétiques. Janine Charrat le rappelle, dans l’enquête susdite, en invoquant l’exemple de Vilar créant des « ambiances » scéniques grâce à son art des lumières. Et la danseuse-chorégraphe poursuit : « L’ingéniosité d’un grand metteur en scène peut parfois remplacer le décor. On parle toujours beaucoup de Diaghilev ! On use de son nom, croyant renouveler le miracle. Mais ce qui fut miracle et ce qui est devenu légende ne nous est-il pas aujourd’hui un moyen quotidien ? Si Diaghilev n’a pas eu de disciples, il a eu des adeptes : les œuvres les plus réussies actuellement sont, en général, celles réalisées par l’alliance de l’écrivain, du musicien, du peintre, du chorégraphe. Il arrive même fréquemment, quand les affinités s’en mêlent, que l’inspiration conjuguée des auteurs modifie jusqu’à la trame de l’œuvre, chaque apport se fondant, et unifiant l’ensemble. La danse réalise enfin la synthèse de la pensée, du rythme, du mouvement en de la couleur. »
La création d’un ballet est aujourd’hui le résultat d’un travail d’équipe, une œuvre collective qui vise moins à éblouir qu’à cerner l’homme avec ses désirs, ses passions, ses nostalgies et l’infini de ses rêves. La danse moderne veut rester humaine, et s’il lui arrive de recourir aux mythes de la technique, elle ne se contente plus de faire évoluer des pantins sans âme, des poupées de son.
Nous voudrions reprendre ici ce que nous écrivions en conclusion de l’enquête de Théâtre dans le monde où les chorégraphes de l’Est et de l’Ouest semblaient se rencontrer dans un humanisme élargi. « Qu’il cherche à scruter le mystère de l’homme et le secret de son destin individuel ou qu’il exprime les joies et les tourments de l’homme social, solidaire de l’universel, le ballet et devenu un monde d’expression autonome, riche de lyrisme, capable d’émouvoir, de bouleverser même, ceux qu’il ne cherchait autrefois qu’a amuser. »