Dans le domaine de l’art chorégraphique aussi, il arrive que nul ne soit prophète en son pays, et que l’étranger fasse appel à des artistes de la danse auxquels on n’a pas su procurer ici une situation en rapport avec leur mérite.
Tel est le cas d’Andrée Marlière, danseuse étoile de l’Opéra royal d’Anvers, qui a été appelée à assumer les premiers rôles au Berliner Ballett. Ses premières apparitions ont été saluées avec de vifs éloges par la presse germanique.
Nous avons rencontré notre compatriote de passage à Bruxelles pour les vacances de nouvel an et elle nous a donné d’intéressantes indications sur le développement du ballet en Allemagne. Précisons tout d’abord, que le Berliner Ballett est une compagnie indépendante de l’Opéra de Berlin et que cette troupe, dirigée par Tatiana Gsovsky, sillonne l’Allemagne en tous sens pour y donner le spectacle qui fut mis sur pied au cours de la dernière saison pour le Festival de Berlin.
- J’ai dansé dans 70 villes en trois mois! nous dit Andrée Marlière.
- Cela fait supposer que le goût du ballet se répand outre-Rhin comme dans les autres pays d’Europe.
- La vogue du ballet y est telle qu’à Hambourg et à Düsseldorf, par exemple, les matinées du dimanche commencent à 11 heures du matin. C’est encore la nuit, pour les danseurs, couche-tard par nature.
- Quel était ce programme de tournée ?
- Rigoletto de Verdi-Liszt, réglé par Mmv Sana Dolsky, de Bruxelles, Caïn et Abel de Peter Sandloff, le « Grand pas de deux » de Casse-Noisette et la Dame aux camélias d’Henri Sauguet.
- Yvette Chauviré a dansé ce rôle à Berlin, n’est-il pas vrai ?
- Oui, et j’ai eu l’honneur de lui succéder pour dix représentations.
- Ces ballets sont à base classique, mais l’interprétation n’est-elle pas « modernisante » ? L’Allemagne retourne, depuis quelques années, au classicisme, mais l’expressionnisme y a toujours de nombreux adeptes, paraît-il.
- Le succès d’un Béjart, dont la tournée a été triomphale là-bas, prouve, en effet, que les Allemands restent sensibles aux chorégraphies de style expressif, mais je crois plutôt que c’est le côté dramatique et sensuel de l’art de Béjart qui les séduit.
- En somme, les balletomanes allemands sont divisés. Les incidents qui ont marqué le ballet de Babilée, Marathon de danse, en sont une preuve. Ce fut une bataille d’Hernani, n’est-ce pas ?
- Oui, mais il n’y avait pas de quoi se battre. J’étais dans la salle. Les spectateurs s’agitèrent dès le début. Puis des cris fusèrent des loges : « Allez vous rhabiller ! » Les modernistes applaudirent, par réaction, et on commença à se quereller dans la salle au point qu’il fallut baisser le rideau de fer…
- Le Marathon sera représenté à Paris au cours de la prochaine saison. On se demande si ce ballet y suscitera des réactions aussi vives. D’ici là, les Parisiens auront vu le ballet de Françoise Sagan, et le snobisme aidant…
- Les Allemands sont moins perméables au snobisme.
- Leur goût de la modernité s’accompagne d’un sérieux qui n’a rien à voir avec la vogue ou la mode. Toutefois, leur sens artistique n’est il pas hésitant en ce moment ? Nous sommes à un tournant dans l’évolution du ballet. Il a fallu se déprendre de toute une esthétique expressionniste qui avait abouti à une impasse.
- D’autre part, on ne pouvait retourner à un classicisme qui n’a jamais eu, en Allemagne, de chauds défenseurs, rappelle Andrée Marlière.
- Ce qui est certain, c’est qu’il y a, en Allemagne, tout un mouvement passionnant pour l’essor de l’art chorégraphique. Je n’en veux pour preuve que les excellents ouvrages de Max Niehaus, qui est un des meilleurs historiens du ballet moderne. Son ouvrage, Ballett (dont il vient de donner une édition plus populaire, plus vulgarisante), est plus complet et plus précis que la plupart des ouvrages publiés en France et dans les pays anglo-saxons.
- Tout les critiques ne sont pas aussi compétents. Vous n’imaginez pas à quel point certains journalistes de petites villes sont ignorants lorsqu’ils parlent du ballet.
- Je suppose que ce phénomène n’est pas propre à l’Allemagne où se sont surtout les « maîtres » qui manquent, semble-t-il, puisque les grandes villes font appel à des chorégraphes britanniques ou autres.
- En effet, je crois qu’il y a en Allemagne peu de chorégraphes – et même peu de professeurs de danse classique – capables de renouer avec la tradition pure. On cherche des compromis. C’est ce que fait Tatiana Gsovsky. Ses ballets se libèrent de l’impassibilité d’autrefois pour mettre l’accent sur la passion, sur l’intensité intérieure. Ses chorégraphies permettent au danseur d’exprimer la part instinctive de lui-même.
- Si bien que cette expérience germanique a enrichi votre sensibilité autant que votre expérience.
- Bien sûr ! Je reste cependant persuadée que l’équilibre intérieur de la danseuse est aussi important que l’équilibre corporel.
- Vous voulez dire que si l’instinct peut être libéré dans la danse, ce doit être sous le contrôle de l’intelligence.
- J’ajouterai que la manière de se tenir en scène doit être inspirée par ce que l’on comprend et ce que l’on ressent. On parle toujours de la fatigue physique des artistes de la danse. Elle est réelle. Mais on n’imagine pas combien il est moralement exténuant, parfois, de danser un rôle dramatique, tous les soirs, au cours d’une tournée comme celle que je viens d’achever. Il n’est pas facile de « mourir » tous les jours, à la même heure, après la même agonie, et d’être 70 fois de suite une Dame aux camélias expirante…
- … ou Ophélie, puisque ce sera votre prochain rôle. Et, cependant, vous prévoyez de longues tournées encore.
- Oui, en Italie, en Suisse, en Grèce et, plus tard, en Amérique du Sud.
- On ne vous reverra donc pas de sitôt dans votre pays.
Andrée Marlière a, en nous quittant, le jeune sourire des grands départs. Depuis qu’il est international, intercontinental, le ballet est devenu une des formes de l’Aventure.